A la recherche de composants...

C'était une journée comme les autres dans la grande cité d'Istar. Une belle journée de printemps. Se frayant difficilement un chemin parmi la foule compacte qui grouillait sur la place du marché, Adrea songea que ce n’était pas pour rien que la cité était considérée comme le cœur de l’Ansalonie. Il y avait tellement de monde ici que l’on pouvait à peine respirer…Et encore, on n’était pas en période de festival !

Bousculée par un colosse qui ne l’avait certainement même pas aperçue, le chef des robes blanches regretta d’être venue incognito sous une cape de couleur sombre comme on en voyait tant. Peut être la vue de sa tunique blanche aurait-elle inspiré un peu plus de considération de la part des Istariens ? Mais la jeune femme en doutait. Autant qu’elle pouvait le voir, les prêtres étaient tout aussi chahutés qu’elle et seuls quelques nobles, entourés de gardes du corps à l’air menaçant, pouvaient traverser la place sans risquer de se faire piétiner.

Elle stoppa là ses pensées. Car Adrea venait de quitter la place bondée du marché pour atterrir dans l’une des ruelles transversales, plus calme. Profitant de ce répit, elle s’adossa au mur et reprit ses esprits. Ses tempes étaient trempées de sueur. L’été promettait d’être caniculaire cette année…Un peu rassérénée, elle reprit son chemin. Si ses collègues la voyaient, nul doute qu’ils se moqueraient d’elle à en perdre le souffle ! En général, les mages de son niveau confiait l’achat de leurs composants à leurs apprentis ou, parfois même, les commandaient depuis l’autre bout de l’Ansalonie.

Pour sa part, Adrea préférait choisir elle-même. De toute façon, pour le moment, elle n’avait plus d’apprenti puisque le dernier en date avait choisi de s’installer à la tour de Haute Sorcellerie de Daltigoth. Et puis, malgré le parcours du combattant qu’elle venait de traverser, il était toujours intéressant de discuter avec les marchands. Ils avaient toujours des informations de dernière minute sur la cité, parfois plus que les espions qu’ils payaient une fortune ! Aussi, un œil sur les étals, le mage continua de déambuler tranquillement, s’arrêtant ça et là pour regarder de plus près la marchandise.

Un gros marchand jovial se tenait derrière son échoppe, hélant les passants et leur proposant de s’arrêter pour contempler ce qu’il appelait la meilleure marchandise de tout Istar. Sur son étal, les bijoux en or brillaient de mille feux, leur éclat rehaussé par les pierres précieuses qui les émaillaient.

Cette partie de la ruelle regroupait les bijoutiers et les orfèvres de la cité. De part et d’autre du passage pavé, on ne voyait qu’objets précieux, colliers finement ciselés et pierres précieuses minutieusement taillées. De riches clientes se promenaient, suppliant parfois leur époux de leur offrir telle ou telle bague, ou bien étaient escortées de gardes du corps à la mine patibulaire et se lançaient dans de féroces marchandages. On trouvait également des jeunes hommes à la mise parfaite, et à la bourse bien remplie, qui venaient rechercher un cadeau pour leur belle.

La jeune femme frêle qui venait de pénétrer dans la ruelle tranchait un peu dans ce décor. Sa cape brune et sa robe sobre étaient fort éloignées des riches tenues de velours et de brocart des autres dames. Marchant seule, elle ne présentait aucun signe de richesse et son air juvénile était fort différent des minauderies des autres femmes présentes. Mais le marchand au ventre proéminent était assez expérimenté pour savoir reconnaître un client, quelle que soit sa tenue ou son allure. Et là, il n’y avait aucun doute possible !

Il attendit donc que la jeune femme s’approche de son étal, feignant d’astiquer un torque en or déjà parfaitement propre. A peine fut-elle arrivée à sa hauteur qu’il se pencha en avant et prit une mine de conspirateur.

« Vous ne trouverez pas meilleure marchandise ailleurs, ma dame ! Et à des prix tout à fait abordables ! Que recherchez vous ? Un collier ? Une bague ? Une ceinture en or ? Une émeraude ? J’ai tout ce dont vous pouvez rêver ! »

Le gros marchand n’avait pas tout à fait tort. Adrea était effectivement venu avec un objet précis en tête, qu’elle désirait acquérir. Mais il ne s’agissait ni d’une bague, ni d’un collier et encore moins d’une quelconque ceinture. La visite à ces marchands était plutôt d’ordre…professionnel.

Toutefois, toute à sa recherche, ses yeux glissant d’un étal à l’autre dans l’espoir d’apercevoir la lueur particulière qui l’intéressait, la jeune femme ne vit pas que le marchand l’avait prise pour cible et elle sursauta lorsqu’il se pencha vers elle. Instinctivement, sa main se porta aux bourses qu’elle portait toujours à la ceinture et qui contenaient ses composants de sort. Mais très vite elle se détendit en se moquant intérieurement de sa réaction. Dire que ce gros marchand inoffensif lui avait flanqué une peur bleue ! Elle devenait vraiment trop méfiante ces temps-ci…

Faisant mine de s’intéresser à la marchandise qu’il proposait, elle se pencha elle aussi par-dessus l’étal pour lui répondre. Ce qu’elle demandait n’avait rien d’extraordinaire mais avec le brouhaha qui régnait dans la rue, c’était le seul moyen de se faire entendre à moins de crier à s’en casser la voix. Comme ceci n’était pas dans ses projets immédiats, elle préférait encore s’approcher du marchant bedonnant malgré l’odeur de transpiration quasiment insupportable que celui-ci dégageait.

« Je n’ai pas besoin de bijoux. Je cherche des opales. En avez-vous ? »

Elle savait que ces pierres étaient rares. D’ailleurs, on en trouvait principalement dans les quelques mines autour d’Istar. Avec les attaques ogres de ces derniers temps, leur prix avait explosé et on en trouvait plus guère. Même la tour de Haute Sorcellerie en était à court ce qui l’obligeait à venir en acquérir auprès des bijoutiers de la cité. C’était certainement là qu’on pouvait en trouver le plus grand stock étant donné l’attrait des femmes de la noblesse pour ce type de pierre.

A la requête de la jeune femme, le marchand émit un petit sifflement entre ses dents. C’est qu’elle ne demandait pas n’importe quoi la demoiselle ! Car, oui, les opales étaient des pierres de grande valeur et de plus en plus difficiles à trouver…D’ailleurs, lui-même n’en avait pas. Un instant, il observa sa cliente d’un œil torve, cherchant à deviner s’il devait lui proposer d’autres types de pierres.

Finalement, il décida que ça n’en valait pas la peine. Des années passées dans le métier lui avaient appris à anticiper les désirs de ses acheteurs. Et malgré toute l’envie qu’il avait de la voir repartir avec tel ou tel bijoux, le marchand bedonnant savait que la dame était là pour des opales et rien que pour des opales. Il aurait beau s’échiner à essayer de lui faire acquérir autre chose, il n’y avait positivement aucune chance pour que sa marche.

C’est pourquoi le commerçant fit ce qu’aucun marchand ne faisait en général : il conseilla à sa cliente d’aller voir chez un de ses confrères.

« Des opales hein ? Plutôt rare ces temps-ci…Très rare même… » Commença-t-il en faisant mine de réfléchir, sa main caressant son menton.

« Vous avez très peu de chance d’en trouver dans le coin…Les derniers stocks datent de pas mal de temps et ils ont été écoulés à vitesse grand V » Continua-t-il en hochant la tête, l’air connaisseur.

Puis, voyant que la jeune femme allait tourner les talons sans plus de façons, il se pencha de nouveau par-dessus son étal et lui désigna un petit étal, placé dans l’ombre d’un bâtiment, à quelques mètres de là.

« Vous voyez la fille là bas ? Allez la voir. Ca c’pourrait qu’elle en ait quelques unes »

Et il ajouta en marmonnant dans sa barbe : « Elle arrive toujours à trouver ce que personne d’autre n’a en stock… »

La jeune femme n’eut pas de réaction visible aux paroles du marchand au ventre proéminent. A vrai, dire, outre le fait qu’elle était toujours d’un calme olympien, Adrea s’attendait un peu à cette réponse. Si les mages de la Tout ne parvenaient pas à se procurer d’opales, il y avait fort à parier qu’un simple orfèvre n’en aurait pas non plus.

Aussi, le chef des robes blanches ne prêta pas grande attention à la suite du monologue du bijoutier. Tel qu’elle connaissait les commerçants de la cité, il ne tarderait pas à lui proposer toute sortes d’autres pierres dont elle n’avait que faire. La trentenaire s’apprêta donc à remercier le gros homme et à tourner ses talons lorsque finalement, il consentit à lui indiquer un autre marchand qui peut être pourrait disposer des pierres qu’elle recherchait.

Se penchant dans la direction qu’il indiquait, elle ne put apercevoir qu’un minuscule étal plongé dans l’ombre. A côté se tenait une silhouette dont elle ne pouvait distinguer les traits. D’ailleurs, si le marchand n’avait pas précisé qu’il s’agissait d’une fille, elle l’aurait certainement prise pour celle d’un homme.

« Bien. Merci de l’indication. » Se contenta-t-elle de murmurer en déposant une pièce sur l’étal pour remercier l’homme de cette information.

Puis, sans plus de façon, elle se retourna et prit la direction de l’orfèvre censé détenir les fameuses opales.

Devant le petit étal, tranquillement installée et occupée à réparer une fine chaîne en argent, se trouvait Kery. Comme à son habitude, la demi-elfe était vêtue de manière masculine avec un pantalon de cuir et une chemise de grosse toile. Bien qu’elle ne le montrât pas, ses sens parfaitement aiguisés et entraînés l’avaient depuis longtemps informée de la venue d’une cliente. Du coin des yeux, elle avait aperçu l’un de ses confrères faire des signes dans sa direction.

Plutôt inhabituel d’ailleurs. Enfin, c’était peut être quelqu’un qui avait besoin de ses talents de mercenaire et qui ne savait où la trouver. De toute façon, la jeune femme portait en permanence une dague dans sa botte droite et était prête à se défendre si nécessaire. Et puis, la femme qui avançait dans sa direction n’avait pas l’air bien menaçante quoique la demi-elfe ait très tôt appris à ne pas se fier aux apparences.

Aussi ne quitta-t-elle pas l’inconnue du regard et elle en fut bien contente lorsqu’un mouvement de la femme souleva un pan de sa cape et dévoila les bourses accrochées à sa ceinture. Cela, associé à son apparence calme et à l’absence de garde du corps suffit à Kery pour se faire une opinion précise sur sa cliente. Elle attendit patiemment que la femme arrive à sa hauteur puis, levant la tête, la fixa dans les yeux.

« Je n’aime pas beaucoup les mages » Déclara-t-elle d’une voix neutre mais le regard insolent.

Une fois parvenue devant l’étal que lui avait indiqué le marchand, Adrea n’eut guère le loisir d’observer la jeune femme qui s’y trouvait. A peine fut-elle arrivée à sa hauteur qu’elle fut accueillie par une phrase cinglante. Si elle avait appris à ne pas montrer ses émotions, le chef des robes blanches n’en fut pas moins surprise. Pour commencer, comment est-ce que l’orfèvre avait pu deviner son identité ? Enfin passe encore puisque, après tout, elle n’avait pas spécialement cherché à masquer son métier mais pourquoi se montrer si désagréable ?

Avant de répondre, la trentenaire prit le temps de dévisager le visage de l’artisan. Outre un regard qu’elle jugea agressif, il fallait admettre qu’avec ses yeux vert clair et ses traits fins, son interlocutrice était plutôt gâtée par la nature…D’un coup d’œil, elle put distinguer les oreilles bien trop pointues pour être humaines. Une demi-elfe ? Etrange…En général ils préféraient se cacher. Pas vraiment s’afficher au grand jour comme l’orfèvre le faisait.

Et, une fois son petit examen terminé, le visage toujours impassible, Adrea se décida à répondre.

« Vous êtes perspicace. Mais je ne vous demande pas de m’aimer. Les mages ont peut être certains défauts mais ils payent bien. » Déclara-t-elle avant d’esquisser un petit sourire.

Elle faillit ajouter quelque chose à propos des ascendances de la jeune femme mais se retint. Elle n’était pas sure de la réaction que celle-ci aurait et désirait d’abord s’assurer qu’elle repartirait avec ce qu’elle était venue chercher.

« Je cherche des opales. »

Lorsque la jeune femme la dévisagea, Kery ne baissa pas une seule seconde les yeux. Au contraire. Elle plongea son regard aussi dur que l’acier dans celui de la magicienne et la fixa aussi longtemps que celle-ci ne bougea pas. Puis, tandis que l’autre la détaillait des pieds à la tête, elle eut un petit ricanement.

« Prévenez moi quand vous avez fini. »

Cette fois-ci, le ton était plus agressif. Pourtant, la demi-elfe n’était pas particulièrement de mauvais poil. Du moins, pas plus que d’habitude. Mais elle n’était pas le sang froid dont faisait preuve la jeune femme. De fait, plutôt que de faire l’objet d’un examen minutieux, elle était plutôt habituée à lire du respect ou de la peur dans le regard de ceux qui lui faisaient face. D’ailleurs, histoire de remettre les pendules à l’heure, elle se mit debout et put ainsi contempler son interlocutrice de haut.

Et lorsque celle-ci prit la parole, les yeux de la demi-elfe se plissèrent de mécontentement. Toutefois, elle se reprit rapidement et arbora un regard hautain avant de répondre d’une voix tranchante :

« Perspicace ? Non. A peine observatrice. »

Surtout, qu’elle ne compte par sur la flatterie pour pouvoir lui acheter quoi que ce soit. Et, au sourire de la jeune femme, elle répondit par ce qui tenait plutôt du rictus.

« Ils payent bien c’est vrai…lorsqu’ils s’abaissent à quitter leur haute tour pour se confronter au commun des mortels ! »

Elle détestait leur arrogance. Tout comme celle des prêtres. Mais les deux ordres fournissaient la plus grande partie de ceux qui l’employaient. C’est pourquoi elle parlait en connaissance de cause : combien de fois avait-elle croisé leur regard méprisant ? Pourtant ils étaient bien obligés, tout puissants qu’ils étaient, de faire appel à ses talents…

« Des opales…Plutôt rare en ce moment. Qu’est-ce qui vous fait dire que j’en ai ? »

A la remarque plus qu’agressive de la demi-elfe tandis qu’elle l’observait, Adrea ne préféra pas répondre. C’était de toute évidence une provocation purement destinée à la faire réagir. Mais l’orfèvre se trompait de personne. L’une des principales qualités du chef des robes blanches était justement son sang froid à toute épreuve.

Ce fut d’ailleurs avec détachement qu’elle observa le changement d’attitude de son interlocutrice. Désormais, elle était obligée de lever la tête pour pouvoir fixer la demi-elfe dans les yeux. C’était bien évidemment une manœuvre de cette dernière mais après tout, du fait de sa petite taille, Adrea était habituée à regarder les gens qui lui faisaient face d’en bas. Elle ne fut donc guère troublée et continua à s’exprimer de la même voix posée.

« Je parcours les rues de la cité depuis ce matin et vous êtes la seule personne a avoir deviné mon identité. »

Quant à sa remarque sur les mages…Elle préféra ne pas relever. Après tout, une bonne partie de la population, suivant les avis du clergé, les considéraient avec un mépris croissant. C’était peut être pour cette raison, d’ailleurs, que la plupart des jeteurs de sort préféraient rester à la Tour de Haute Sorcellerie davantage de temps qu’auparavant. Et puis, la plupart des gens ignoraient le nombre d’heures d’études qu’exigeait la maîtrise de l’art. Croyaient-ils vraiment que les mages passaient leur temps à se détendre et à se prélasser dans la Tour ?

« Le marchand là bas m’a dit que vous aviez souvent des produits que personne d’autre ne peut se procurer… » Déclara-t-elle en désignant d’un mouvement de la tête le gros commerçant.

A la remarque de la jeteuse de sort, les yeux de Kery se plissèrent dangereusement. D’une voix toujours aussi tranchante, ses yeux toujours plantés dans ceux de son interlocutrice, elle répliqua :

« Faites moi le plaisir d’éviter de me comparer à ce troupeau d’imbécile, ma dame … »

L’ironie contenue dans les deux derniers mots était clairement perceptible et, pendant un dixième de seconde, une lueur effrayante brilla dans le regard de la demi-elfe. Elle avait déjà du mal à supporter la bêtise des habitants de la cité, inutile en plus de la confondre avec eux.

Et, si elle ne le montra pas, Kery ne manqua pas de remarquer la retenue dont faisait preuve la jeune femme aux cheveux châtains clairs. Un sang froid qui à défaut d’être remarquable, était pour le moins inhabituel. Car, abonnée aux provocations en tout genre, la demi elfe avait une certaine expérience des réactions que les gens avaient à son attitude. Or, justement, le calme et l’indifférence n’étaient guère courants.

Esquissant un petit sourire en coin, elle se détendit imperceptiblement, sans pour autant lâcher son regard.

« Une maîtrise de soi surprenante pour une femme aussi jeune… » Murmura-t-elle juste assez fort pour être certaine que le mage l’avait entendue.

Elle haussa ensuite les épaules d’un air désinvolte. C’est vrai, elle possédait des pierres que personne d’autre n’avait sur le marché. Car il n’était pas rare que ses clients nocturnes la rémunèrent en joyaux, bijoux et autres plutôt qu’en pièce d’or. Puisqu’elle était orfèvre le jour, elle ne s’en plaignait pas et se régalait même des regards envieux que lui jetaient ses concurrents.

« Il n’a pas tort. Mais je me répète, les opales sont vraiment très rares ces temps-ci. »

Traduction : il fallait y mettre le prix si on voulait en acquérir !

Intéressant...Sa remarque, somme toute banale, semblait avoir éveillé la susceptibilité de la demi elfe…Bien sur, outre ses origines, il était évident qu’elle n’avait guère de choses en commun avec les autres marchands de la ruelle mais sa réaction était révélatrice. Enfin, elle n’était pas venue pour dresser un portrait psychologique des orfèvres aussi Adrea se contenta d’une réponse toute faite, et ignora volontairement la provocation.

« Pardonnez moi. Je ne voulais pas vous offenser. »

Evidemment, la jeune jeteuse de sorts des robes blanches entendit distinctement la remarque de l’orfèvre. Ses lèvres s’étirèrent doucement en un sourire. Décidant qu’il serait finalement intéressant que son interlocutrice sache à qui elle ait affaire, elle déclara d’une voix tranquille et en tendant sa main:

« C’est ce qu’on dit…Je m’appelle Adrea, au fait. »

Etant donné le début de la conversation, rien n’était moins sur que son vis-à-vis accepte de lui serrer la main. D’ailleurs, les dames d’Istar se contentaient en général de petits saluts à distance ou de baises main. Pour sa part, le chef des robes blanches aimait bien échanger une poignée de main avec ceux qu’elle rencontrait. C’était une façon comme une autre de se faire une idée sur la personne mais aussi de mettre les choses au point : elle n’était pas de ces demoiselles passant leur temps à minauder.

Quant aux opales…Le message à peine voilé de l’artisan passa parfaitement. Mais, comme elle l’avait dit, Adrea avait de quoi payer. Inutile donc de tourner autour du pot. D’après ce qu’elle avait cru comprendre, ce n’était ni son genre ni celui de son interlocutrice.

« En avez-vous oui ou non ? »Demanda-t-elle donc sans prendre de gants et en déposant une bourse rebondie sur l’étal de la demi-elfe.

La réaction de la jeteuse de sort amusa Kery. Sa détermination à éviter tout conflit était…remarquable ! Pourtant, elle n’était pas provoquée par la crainte…Car, ce n’était guère la première fois que la demi elfe jouait la provocation pour tester la réaction de ses vis-à-vis. Mais, en général, de tels reculs étaient le signe qu’elle les avait impressionnés ou effrayés. Ce qui n’était pas le cas de la jeune femme qui se trouvait en face d’elle.

« Très bien… » Fit-elle donc sourire (carnassier) aux lèvres.

Et, lorsque son interlocutrice lui révéla son nom, elle dut faire un effort pour masquer son étonnement. Car il n’y avait qu’un seul mage à Istar qui portait le nom d’Adrea et, Kery n’était évidemment pas sans ignorer qu’il s’agissait de celui du chef des robes blanches. Que fabriquait-elle en plein quartier marchand ? Tels qu’elle connaissait les mages, il ne faisait aucun doute qu’elle avait une cohorte d’apprentis ravis de venir faire ses emplettes à sa place…Tendant à son tour la main, Kery serra celle de la magicienne.

« Enchantée, chef des robes blanches » Susurra-t-elle en omettant volontairement de décliner sa propre identité.

Elle exerça une pression ferme sur les doigts menus de la jeune femme sans la quitter des yeux. Du fait de ses…fréquentations, elle avait entendu parler de cette jeune humaine qui avait pris la tête des disciples de Solinari. On la disait très douée et dotée d’un sens certain de la diplomatie. Cette deuxième affirmation devait être justifiée, décida pour elle-même la demie elfe.

Puis, lorgnant sur la bourse visiblement bien remplie qu’Adrea avait déposée sur son étal, elle se fit la remarque, que la jeteuse de sort avait finalement de très bons arguments. Car, sans être vénale, Kery avait certains projets qui nécessitaient des moyens financiers. Toutefois, fidèle à elle-même, elle ne dévoila absolument pas ses pensées et se détourna bien vite de la bourse pour revenir planter son regard dans ceux de l’humaine.

« Ca se pourrait. » Déclara-t-elle. « Quelle quantité recherchez vous ? »

Ainsi la demi-elfe savait qui elle était. Sans être ahurissant, voilà qui était relativement étonnant. Car sa nomination en tant que chef des robes blanche datait de moins d’un an. Et étant donné la réputation dont bénéficiaient les jeteurs de sorts depuis quelques temps, Adrea n’avait pas été habituée à être reconnue. Bien sur, les instances de la cité la connaissaient mais la majorité des Istariens, pour leur part, n’avaient que faire de son existence.

Sans ciller à la pression qu’exerça l’orfèvre, la jeune mage lui rendit son regard et, sans lâcher sa main, lui répondit.

« L’immense majorité des Istariens ignorent le nom des chefs des trois ordres. Mais je suis ravie de voir que ce n’est pas votre cas. »

Une manière assez indirecte de lui demander d’où lui venait cet intérêt pour les résidents de la Tour de haute sorcellerie alors même qu’elle avait affirmé, au tout début de leur conversation qu’elle n’avait guère de sympathie pour les jeteurs de sorts. Enfin, étant donné les réactions de la demi elfe, il était peu probable qu’elle lui donne de bon gré une réponse…

« La politesse voudrait que vous décliniez aussi votre identité » Déclara-t-elle sur le même ton douceâtre que son interlocutrice.

Son instinct de mage lui soufflait de ne pas chercher à en savoir plus sur la jeune femme aux yeux vert clair. Pourtant, Adrea était intriguée par le personnage. Il ne pouvait pas s’agir d’une simple commerçante, elle était trop différente des autres marchands de la cité. Elle qui n’avait jamais été curieuse, voulait chercher à percer le mystère qui entourait la demi elfe.

« De quoi remplir une petite bourse. » Répondit-elle après avoir surpris le regard un poil trop appuyé de l’orfèvre sur les pièces d’or qu’elle lui offrait. Finalement, elle repartirait peut être avec ce qu’elle était venue chercher.

Du cran ! Du cran ! Et encore du cran ! Il n’y a que ça de vrai !

Telle était sans doute l’une des devises de l’orfèvre mercenaire et au moment où le chef des robes blanches lui répondit elle fut bien obligée d’admettre qu’elle n’était pas la seule à en posséder. Ce petit bout de femme avait du répondant ! Mais la demi elfe n’était pas née de la dernière pluie et si ce genre de confrontation l’amusait au plus haut point, elle avait depuis longtemps appris à en sortir vainqueur. Car si la jeteuse de sorts n’était pas du genre à se laisser faire, elle non plus n’avait absolument pas l’habitude de se laisser marcher sur les pieds. Et les rares personnes qui s’y étaient essayées n’étaient plus là pour en témoigner.

« Je croyais vous avoir déjà dit que je n’étais pas à comparer à la majorité des Istariens… ».

Le ton n’était plus incisif. Non, il était douceâtre et enjôleur. Et l’impression qui s’en dégageait était la même que celle produite par le sifflement du serpent prêt à attaquer. Histoire de prolonger la comparaison, Kery laissa glisser sa main hors de l’étreinte d’Adrea et fit courir sur son interlocutrice un regard d’un vert si vif qu’il n’en paraissait pas naturel. Si la métisse ne pouvait pas être qualifiée de « belle », au sens classique du terme, certains avaient trouvé un qualificatif parfait pour évoquer son charme étrange : il était hypnotisant.

« Moi c’est Kery. » Souffla-t-elle en réponse à la remarque de l’humaine avec autant de panache que le boucher obèse jetant un reste de carcasse aux chiens couchés sur le pas de son échoppe.

Mais, si elle s’amusait beaucoup à souffler le chaud et le froid dans l’espoir de déstabiliser la magicienne, la demi elfe n’en oublia pas moins les affaires. De quoi remplir une petite bourse hein ? Un rire s’échappa de sa bouche, sec et cassant.

« Vous êtes du genre optimiste hein ? Je ne crois pas quelqu’un en ville ait assez d’opales pour remplir une bourse. Et, si c’était le cas, alors, il faudrait plus d’or. Beaucoup plus. »

Un court instant, le chef des robes blanches se sentit comme prisonnière de ce regard vert si particulier. Mais Adrea se reprit vite. Au cours de son apprentissage en tant que magicienne, elle avait été spectatrice de prodiges et autres choses incroyables. Elle avait assisté à l’invocation de créatures qui n’étaient pas de ce monde et avait été témoin de déchaînements de puissance qui dépassaient l’imagination. Si intrigante que puisse être la demi elfe, elle ne l’aurait pas de la sorte. D’ailleurs, quoique toujours curieuse d’en savoir plus sur l’orfèvre, la jeune femme commençait à être agacée par cet étrange personnage. Bien que certains l’aient soutenu, ses réserves de patiences n’étaient pas infinies.

« Alors vous devriez aussi me dire en quoi vous êtes différente d’eux. Je ne vois qu’un artisan plus arrogant que la moyenne… » Glissa-t-elle à son interlocutrice avec un léger sourire.

Elle ne broncha pas non plus lorsque la demi elfe lui cracha littéralement son nom au visage. D’ailleurs, en fait de nom, il semblait davantage s’agir d’un diminutif. Mais puisque l’intéressée ne semblait pas disposée à en dire un peu plus sur elle, Adrea dut s’en contenter.

« Je suis…enchantée. » Déclara-t-elle d’une voix où ne perçait (presque) pas l’ironie.

Toutefois, en entendant le rire de Kery, la jeteuse de sorts ne put retenir un léger froncement de sourcils. Entendre un tel son sortir de la bouche d’une jeune femme, qui plus est à Istar où le culte de apparence et de la politesse hypocrite régnait, était…déstabilisant. En fait, le rire lui rappela ceux qui résonnaient dans la caserne et dans les baraquements qui accueillaient les soldats. C’était le rire de quelqu’un qui avait beaucoup vécu et qui avait perdu ses illusions. Du moins, telle fut la première impression qui lui traversa l’esprit.

« Je vous l’ai dit. L’or n’est pas un problème. Donnez moi toutes les opales que vous avez, j’ai perdu assez de temps. »

Finalement, la demi elfe ne l’intriguait plus tant que ça. Et son instinct continuait à lui répéter sans relâche qu’elle ferait mieux de s’en méfier. Elle décida de l’écouter. Il était temps de rentrer à la Tour.

Un artisan plus arrogant que la moyenne…Charmant ! On ne la lui avait jamais faite celle là ! Après tout, ce n’était pas vraiment faux. Simplement, incomplet. Kery était un artisan, certes. Kery était aussi arrogante, même elle ne pouvait le nier. Mais elle était aussi bien plus que cela ! Malheureusement, elle n’avait pas la moindre envie de le faire savoir à la magicienne. S’il n’était pas rare qu’elle traite avec des pensionnaires de la Tour, la demi elfe préférait éviter les Robes Blanches et leur gentillesse presque aussi dégoulinante de bons sentiments que celle des prêtres. De tels partenaires étaient rarement fiables, surtout pour une mercenaire sans scrupules, aussi valait-il mieux ne pas plonger tête baissée dans la proposition de l’humaine.

« Plus arrogante, plus intraitable en affaires et mieux fournie en marchandises rares. Ce n’est déjà pas si mal non ? » Lança-t-elle avec un sourire ambigu.

Et, percevant sans mal l’ironie contenue dans les propos de la jeteuse de sorts, elle ajouta, sur le même ton :

« Oh ! Moi aussi, vraiment enchantée ! »

Ca non plus, ce n’était pas tout à fait faux. Avec son petit air arrogant et pourtant fragile, Adrea l’amusait beaucoup. D’autant que la discussion avec la jeteuse de sorts s’était révélée encore plus divertissante que prévue. Evidemment, il n’en sortirait à coup sur aucune amitié ni même certainement aucun partenariat d’aucune sorte mais Kery avait trouvé cette petite conversation rafraîchissante et avait été agréablement surprise par ce petit bout de femme, qui plus est appartenant aux Robes Blanches.

Enfin, toutes les bonnes choses avaient une fin, et cela incluait ce charmant intermède. La magicienne semblait finalement lassée de la confrontation et pressée de partir. L’orfèvre n’avait aucune intention de la retenir. Avec dextérité, elle sortit un minuscule étui d’une trappe secrète située sous son étal. A l’intérieur, trois opales. Pas une de plus. Mais les pierres étaient de bonne facture et d’une belle taille. La demi elfe les fit miroiter devant sa cliente.

« C’est tout ce que j’ai. Et je vous les cède contre l’or contenu dans votre bourse. » Déclara-t-elle soudain plus sérieuse. « Marché conclus ? »

Adrea se permit un petit rire à la remarque de l’orfèvre. Si au final elle se doutait bien que la demi-elfe lui cachait quelque chose, elle ne s’attarda pas sur le sujet et se contenta d’un : « Oui, c’est un bon début… » qui, elle l’espérait, ferait savoir à son interlocutrice qu’elle se doutait de quelque chose.

Puis, elle porta son attention sur les trois opales qui brillaient au creux de la main de Kery. Elles semblaient de très bonne facture. Parfaites pour le sort qu’elle comptait lancer. Mais, prudente, la jeteuse de sorts - après un coup d’œil à son vis-à-vis - en préleva une pour l’observer en détail. Si un petit défaut pouvait facilement être caché lors de la fabrication d’un bijou, il pouvait se révéler fatal lors d’une incantation de haut niveau.

Mais, même après inspection minutieuse, les trois pierres se révélèrent être absolument parfaites. Les replaçant délicatement dans l’étui une à une, la magicienne tendit sa bourse remplie de pièces d’or à l’orfèvre.

« Marché conclu. » Répondit-elle en plaçant la précieuse marchandise dans l’une des petites besaces accrochées à sa ceinture.

Bien. Il était temps à présent de rentrer. Ce petit intermède lui avait coûté un temps précieux et si Adrea était satisfaite d’avoir trouvé les opales tant recherchées, elle savait également avoir du travail en retard. Elle consacrait une bonne partie de ses après midi à remplir ses fonctions de chef des Robes Blanches et savait que de nombreuses réunions l’attendaient. Prête à reprendre le chemin de la Tour de Sorcellerie, elle eut toutefois un dernier regard pour la demi-elfe aux yeux si étranges.

« Au revoir dame Kery. Je ne doute pas que nous nous retrouvions un jour. »

Et, après un petit signe de tête assorti d’un sourire, elle tourna le dos et s’engagea dans la petite ruelle.